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Le blog de Jean-Marie Alfroy

Un livre très particulier

1 Septembre 2017 , Rédigé par Jean-Marie Alfroy

Ce livre, je l'ai pas acheté, j'en suis certain. On a dû me le donner, dans les années 1970, à la suite de l'un de ces vide-appartements d'après décès qui ont au moins une vertu : nous rappeler que nous ne sommes rien. Livre étrange en tant qu'objet : de format 12,5 cm  X 20 cm, il ne porte aucune mention sur sa tranche, ni sur sa "4  de couverture". Sur la première, seulement  un titre - sans majuscules - lourdes, lentes... - et non pas souligné mais surligné. Ouvrons-le : en page une, un nom d'auteur, steve masson (toujours pas de majuscules) mais souligné cette fois. En 3, un premier faux-titre : lourdes (surligné), en 5 un second : lentes (surligné) ; en 7, la page de titre : steve masson (imprimé en rouge), lourdes, lentes... (en noir et surligné comme sur la couverture), jean-jacques pauvert (en noir et souligné) en bas de page ; en 8 le copyright : 1969, Jean-Jacques Pauvert, imprimé en France. Contradiction avec la dernière page où il est précisé que l'ouvrage a été achevé d'imprimer le 5 juin 1969 pour le compte des éditions de la Jeune Parque. Pauvert était donc l'éditeur littéraire mais non pas commercial. Ah, j'allais oublier l'essentiel : la totalité de la couverture est occupée par la photo d'une chevelure féminine flamboyante !

Qui était donc ce Steve Masson, signataire d'un livre à la présentation inhabituelle ? Je n'ai pas eu de mérite à le découvrir car, quelques années auparavant, j'avais lu un roman édité chez Pauvert, Le seuil du jardin, dont l'auteur était un certain André Hardellet dont j'avais vaguement entendu parler. Or, le protagoniste et narrateur s'appelait justement Steve Masson. Par la suite, j'appris que l'auteur de Lourdes, lentes... avait connu de graves ennuis judiciaires à cause du caractère parfois très érotique de son récit, avant de disparaître prématurément à l'âge de 63 ans en 1974. Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis cette époque et Lourdes, lentes... ne fait plus scandale ; Gallimard l'a réédité dans les années 2000 dans cette collection mi-chèvre mi-chou qu'il a nommée "L'Imaginaire" , un peu livre de poche, un peu rayon pour happy few.

Venons-en au texte lui-même : Lourdes, lentes... se présente au lecteur comme un récit érotico-nostalgique dont le ton balancerait entre Simenon et Nerval. Il y a en effet un climat de roman populaire dans la rencontre entre le narrateur, Steve Masson, et une hôtesse de l'air britannique, mais aussi avec un proxénète dissimulé sous les apparences d'un gentleman. En revanche, l'évocation de son initiation amoureuse par la jeune bonne de ses parents, Germaine, est d'autant plus empreinte de nostalgie nervalienne qu'on apprend très vite qu'elle est morte depuis longtemps (dans un accident) au moment où le narrateur s'exprime. L'écriture est alors le seul moyen de la ressusciter en chair - et quelle chair ! - et en os, mais en âme aussi car Germaine s'impose comme une figure féminine tutélaire, à la fois maternelle et hiérogamique.

Voici un exemple de ce climat très particulier : "Là-haut, chez elle, dans cette chambre interdite où je n'avais même jamais osé jeter un coup d'oeil par la porte entrebâillée. Doucement, maternellement, elle me prend la main, me conduit ; sans doute devine-t-elle la peur qui se mêle à mon vertige. Dans la lingerie, le fil du "Calor" pend jusqu'à terre contre la manche du chemisier blanc qu'elle repassait, objets qui poseraient une énigme à un visiteur fortuit dans cette maison en apparence abandonnée. Moi-même, il m'a fallu bien des années pour prendre conscience du pouvoir symbolique de cette coupure dans le déroulement d'un jour d'été ; pour qu'un fer débranché ou un corsage blanc sur un cintre me rendent mon bonheur enfant. Parfois, dans un faubourg de Paris, c'est ce même bruit fantôme d'un menuisier qui cloue - une caisse d'emballage, une étagère, un cercueil ?" (pages 38-39) 

On voit comment l'auteur passe vite des objets métonymiques du bonheur, la chambre, le fer débranché, le chemisier blanc, à la connotation la plus macabre, les clous plantés dans un cercueil. Dans un rapide mouvement de "zoom"  arrière le bonheur présent se métamorphose en bonheur passé, enfui à jamais. L'attachement aux objets à fort potentiel de mémoire fait évidemment penser à Proust ; quant à la nostalgie du bonheur perdu, je ne peux m'empêcher de la rapprocher de Rousseau, notamment celui de la dernière "Rêverie" - les ultimes pages écrites - où il raconte comment la vue soudaine de violettes sauvages le renvoie cinquante ans en arrière lorsqu'il rencontra pour la première fois Madame de Warens, celle qu'il appela "Maman" et qui fut - telle la Germaine de Masson-Hardellet - son initiatrice à la vie amoureuse et sexuelle.

On pourrait tout aussi bien évoquer l'atmosphère sensuelle et sentimentale de certains poèmes de Baudelaire, par exemple "Le Balcon" :

Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses, / Et revit mon passé blotti  dans tes genoux.    

Autre réminiscence possible, celle-ci à la page 43 :

"Ses cheveux - blonds, tirant sur le roux, longs, drus -; la considérable touffe (mais la vraie pour moi, se situait plus bas - et qui sait si l'autre Stéphane ne l'entendait pas aussi de cette manière?)"       

Cet autre Stéphane - puisque que Steve est une forme anglo-saxonne du même prénom - renvoie à Mallarmé  et plus précisément à l'un de ses poèmes inspirés par sa liaison (avérée?) avec la belle Méry Laurent.

Je crois que Lourdes, lentes... fait partie de ces textes attachants qui, pour n'être pas des chefs-d'oeuvre, n'en laissent pas moins au lecteur l'empreinte durable d'un bonheur de bon aloi, comme ces parfums éventés sur des peaux maintes fois caressées. Je reviendrai sur son auteur, plus particulièrement sur ses ouvrages de poèmes en prose, dont le thème récurrent est la quête de lieux privilégiés permettant de passer dans une autre dimension de l'espace et du temps. Ce thème est d'ailleurs présent dans Lourdes, lentes... En voici la preuve : " C'est à Londres qu'aboutissent et d'où partent ce que je nomme les corridors du Passé, ces voies parallèles qui vous permettent de sauter en marche sur une autre trajectoire du Temps " (P.133)

A bientôt dans ces "corridors du Passé".

Jean-Marie Alfroy, le 3 septembre 2017.

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